La petite histoire de la Nayda

Interview
Zara Kadiri
Editor Made in Casablanca
26 janvier 2011

Sociolinguiste, spécialiste de la Darija, et passionnée de la nouvelle scène marocaine, Dominique Caubet étudie le royaume depuis de nombreuses années, et en particulier son essor culturel et artistique. Auteur du documentaire Casanayda !, elle nous dit tout de cette movida à la marocaine.

Made in Casablanca : L'Angleterre a eu les Swinging 60's, l'Espagne la Movida, est-ce qu'on peut dire, au même titre, que le Maroc a eu la Nayda ?
Dominique Caubet : En un sens oui… le Maroc vit un mouvement urbain tout à fait inédit, mais il est le fait d’individus décidés à faire bouger les choses alors que la classe politique ou l’élite sociale ne suivent pas. La movida espagnole des années 80, contrairement à la nayda, s’est accompagnée d’un changement politique radical avec un passage à la démocratie et un développement économique avec l’entrée du pays dans l’Europe.

Made in Casablanca : Comment pourrions nous résumer ce mouvement ?
Dominique Caubet : C’est un mouvement urbain, dont Casablanca est le moteur, mais qui a gagné tout le pays. N’oublions pas que Casa n’est pas la capitale du pays et cela peut donc paraître surprenant. Il est issu d’une scène musicale alternative underground datant du milieu des années 90, où se sont développés le rock et le hip hop dans un premier temps. Le premier festival indépendant, le Boulevard des Jeunes Musiciens, est né en 1999 et il a réussi à fédérer autour de lui des musiciens et amateurs de musique de genres très différents : rock métal, punk, rap, électro, fusion. Peu à peu, soutenu par une presse indépendante, principalement Telquel et Le Journal Hebdomadaire (aussi appelé Le Journal, aujourd'hui disparu, ndlr), le Boulevard a accordé
une grande importance à l’image, affiches, T-shirts, logos. Des réseaux informels de jeunes se sont formés, regroupant artistes, journalistes, organisateurs d’événements qui constituent le noyau dur le la nayda.
Il se passe des choses, indéniablement, mais on se pose sérieusement la question de savoir
si ce mouvement « en émergence » va enfin « émerger » ? On ne pas être indéfiniment « en
émergence »… et les choses tardent à évoluer vraiment.

Made in Casablanca : Votre documentaire s'appelle Casanayda !. Qu'avez-vous voulu montrer ?
Dominique Caubet : Le film a été tourné de mai à juin 2007, alors que le mouvement, appelé depuis 2005 la « movida à la marocaine » venait de prendre le nom de « la nayda ». Le titre du film peut se traduire par « ça bouge à Casa ». Nous avons filmé les débuts de la grande médiatisation du mouvement, avec l’apparition des radios privées, l’intérêt soudain de la télévision, la « starification » des artistes qui n’étaient connus que de cercles restreints un an auparavant. Le film a lui-même participé à cette apparition sur la scène publique.
En fait, il faut remonter à ce que j’ai appelé « l’année charnière », c’est-à-dire 2003, pour marquer
la sortie sur la scène publique de ce mouvement underground, confidentiel. En septembre 2002,
le PJD avait gagné les élections et l’atmosphère devenait très pesante au début 2003.
Deux événements graves au premier semestre 2003 vont aider à une prise de conscience collective.
D'abord, début 2003, l’arrestation et le procès des 14 jeunes musiciens de rock, accusés de satanisme. La mobilisation qui a suivi pour les faire libérer va fédérer des gens de milieux et d’âges très différents. Ensuite, le 16 mai 2003, les attentats kamikazes où 14 jeunes terroristes vont se faire exploser, tuant une quarantaine de personnes, essentiellement marocaines.
Ces deux événements vont amener la société marocaine à se mobiliser, à s’interroger publiquement
sur ses valeurs et à faire tomber des tabous, dont celui important pour moi de la darija. Le marocain, longtemps méprisé, fait une apparition publique ; il acquiert un rôle nouveau, élément important d’une identité marocaine plurielle, langue qui unit les Marocains, capable de s’adapter facilement à la modernité, avec un passage à l’écrit spontané sur internet et dans les SMS, etc.

Made in Casablanca : Qui sont les acteurs clefs de ce mouvement ?
Dominique Caubet : Ce sont d’abord les créateurs de l’Boulevard, Mohamed Merhari, alias Momo, et Hicham Bahou, ainsi que tous les bénévoles qui les entourent, des journalistes, des stylistes, des musiciens. Depuis la première édition des Transculturelles en avril 2009 - d'ailleurs, on attend malheureusement que la ville de Casablanca permette à la 2ème édition de se tenir enfin -, l’association Casamémoire est venue ajouter son réseau à celui de L’Boulevard et joue désormais un rôle clef.
Ce sont aussi tous ceux qui essaient de travailler à la professionnalisation de la scène musicale : managers, tourneurs, producteurs manquent cruellement, mais il n’y a aucune aide publique en la matière, aucun droit pour les artistes et on commence à atteindre les limites de ce qui est faisable par des individus. Les artistes ne peuvent pas rester amateur toute leur vie et ils n’arrivent pas à vivre de leur création.

Made in Casablanca : Quel rôle à joué L'Boulevard (festival de musique contemporain à Casablanca, ndlr) dans la Nayda ?
Dominique Caubet : Il a été la structure qui a permis de fédérer le mouvement. Il existait une scène métal avant l’arrivée du Boulevard et ce depuis 1995 ; et il existait une scène hip hop depuis la fin des années 80. La salle de la FOL (Fédération des Oeuvres laïques, nldr) et le Boulevard ont permis à tout ce monde de se rencontrer, se connaître, s’apprécier et se respecter. Mais la fusion, elle est née au Boulevard, grâce à des rencontres ou des résidences de création, au souvenir des Ghiwane...
Le Maroc vit une situation assez unique, puisque des rappeurs assistent à des concerts de métal, des métalleux à des concerts de rap ; les musiciens jouent d’ailleurs dans des groupes appartenant à des styles différents. Il s’est créé une vraie communauté.
L’Boulevard et ses fondateurs Momo et Hicham ont joué et jouent un rôle essentiel dans ce
mouvement. C’est pourquoi il est important de les écouter quand ils nous disent aujourd’hui, fin
2010, que le mouvement n’existe pas ; que l’on peut à peine parler d’embryon de mouvement ; et
que l’absence d’implication ou de militance se fait sentir.

Made in Casablanca : La Nayda se concentre beaucoup autour de la musique mais, comme la Movida, le mouvement concerne-t-il d'autres formes d'art ?
Dominique Caubet : Bien sûr, il n’y a pas que la musique, sinon on n’aurait pas parlé de mouvement mais uniquement de scène musicale. Je suis venue à Casa au printemps 2006 avec un programme de recherche concernant le nouveau rôle donné à la darija par la nouvelle scène musicale. Au bout d’un mois, j’avais déjà réalisé, en vivant avec le Boulevard que ça ne se limitait par à la musique, et on a commencé à parler de « movida » version marocaine… tout en mesurant les limites de la comparaison. Mais le seul fait que le mot movida soit apparu était significatif de
l’ampleur du mouvement. L’image a été présente depuis le début, sur des affiche, T-shirts collectors, spots, documentaires etc. En 2007, la mode urbaine a fait son entrée avec la création de la marque « Stounami » qui a sorti le T-shirt « HMAR ou bi kheeer », et les créations urbaine d’Amine Bendriouich ; et maintenant, le graff tient désormais sa place avec des artistes après les pionniers comme Issam Rifki, Amine et des plus jeunes comme Aouina, Morran qui tiennent le haut du pavé depuis 2009.

Made in Casablanca : Après les débuts du Boulevard, les concerts de la FOL, les choses ont l'air de se calmer... La Nayda est-elle terminée ? Ou encore à imaginer ?
Dominique Caubet : Se calmer ? Non… mais on atteint des limites de ce que peut faire un mouvement sans politiques publiques derrière, sans que des financements pérennes, des éléments qui permettent la professionnalisation du milieu artistique pour que chacun puisse vivre décemment de ses activités.
Le mouvement a été lancé, grâce à des individus et des réseaux informels ; il est resté « en
création », « in progress », « en émergence », « en gestation »… mais il y a un moment où il faut que ça aboutisse. Bientôt 10 ans d’émergence… On comprend que ses acteurs se posent des questions…
Ce serait dommage qu’une telle effervescence, unique dans le monde arabe, retombe.
Il faut donner les moyens aux Abattoirs de Casablanca et au collectif qui le gère de pouvoir enfin faire une occupation artistique dans la durée, avec une mise en sécurité du lieu, l’installation de structures exclusivement dédiée à cette première friche culturelle du monde arabe et d’Afrique ! Bach tkoun ou teb9a nayda ! Pour que ce soit enfin, et que ça reste, nayda !

Interview Mathias Chaillot
Photo DR

Zara Kadiri
Editor Made in Casablanca
26 janvier 2011

Vous aimerez aussi