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Omar Sayed : « Avec Nass El Ghiwane, nous étions des faibles, et c’était notre force »

Musique
Zara Kadiri
Editor Made in Casablanca
3 juin 2011

Le simple fait de prononcer son nom fait généralement réagir même le plus hermétique à la musique : Nass El Ghiwane, groupe marocain mythique, a maintenant un livre à la hauteur de sa réputation. Omar Sayed, l'un des membres du groupe revient pour nous sur ce travail de mémoire et l’histoire de Nass El Ghiwane, de leur premier succès au Nautilus à leurs pires échecs.

Made in Casablanca : Vous venez du quartier Hay Mohammedi. En quoi ce quartier a créé le ciment, la cohésion de Nass El Ghiwane ?
Omar Sayed :
Il faut connaître l’histoire du quartier. C’était un grand quartier industriel, beaucoup de gens venaient de tout le pays pour y trouver du travail, dont mes parents, qui ont émigré ici. C’était un vrai melting pot, tout le monde se connaissait, et le dimanche, quand on ne travaillait pas, les gens sortaient et jouaient de la musique, chacun avec la culture de sa région, de la musique gnaoua, de la musique soussi, tout mélangé. On s’est imprégnés de tout ça.

Made in Casablanca : Martin Scorsese vous a surnommé « Les Rolling Stones de l’Afrique » : en quoi, comme les Stones, votre musique était-elle révolutionnaire ?
Omar Sayed :
Notre génération, et celle de nos parents, nous avons connu l’avant et l’après indépendance. Nos parents se sont battus pour le retour de feu Mohammed V, et toute cette génération s’est sentie ensuite délaissée. Elle avait beau s’être battue, ils ont été mis de côté, dans un quartier, Hay Mohammedi, qui est devenu marginalisé, et le sentiment de laissé-pour-compte s’est développé. Pour nous, la révolte s’est donc construite là, enfant, à cause de cette marginalisation. Mais ce n’était pas une révolte politique, c’était une révolte artistique et musicale, un cumul de sentiments et de ressentis. Après 40 ans, aujourd’hui, je me rends compte que le poids de nos chansons, nos textes, tout ça était beaucoup plus mature que notre âge. On n’avait que 16 ou 18 ans, on chantait ce qu’on voulait, on n’était pas conscients de la difficulté, des engagement, du poids de nos mots. Et malgré tout, on a été le premier groupe au Maroc à dénoncer la corruption.

Made in Casablanca : Votre musique reflètait le malaise de la jeunesse marocaine de l’époque. Quels sont les groupes, aujourd’hui, qui les reflètent le mieux ?
Omar Sayed :
Dans le livre, il  a 14 pages dédiées à ces groupes, tous ces groupes de la Nayda, ceux qu’on voit au Boulevard. Je pourrais citer Darga, ou Hoba Hoba Spirit. On doit leur laisser la place pour qu’ils s’expriment à leur façon, avec leurs instruments, leurs textes. Ils sont toujours Nass El Ghiwane, ils sont nous, mais d’une autre époque. La différence, c’est qu’ils ont la chance d’avoir le net, la télé, le téléphone, les studios, bref, de connaître le marketting. Ils peuvent se défendre, ils sont éduqués. Nous, on faisait avec les moyens du bord. Vous savez, mon père avait été exilé, j’étais seul, j’allais à la "décharge des américains" comme on l’appelait, et j’y trouvais tout, des livres, des films, à manger. Ca me fait penser à ce qu’avait dit, une fois, le Roi Hassan II : « la pauvreté n’est pas une honte, s’est se rabaisser qui l’est ». Ca m’avait beaucoup marqué. Quelles que soient les difficultés, il faut garder sa dignité.

Made in Casablanca : Quels souvenirs gardez-vous de votre premier concert, au Nautilus de Casablanca ?
Omar Sayed :
Ce restaurant était à la place de l’actuelle mosquée Hassan II. Il y avait une piscine municipale, et le Nautilus. Ils nous avaient demandé de chanter pieds nus et torses nus. Bon, à l’époque, on était beaux, on avait le ventre plat, mais quand même, quand l’hiver allait arriver, qu’est ce qu’on ferait ? Finalement on a chanté pieds nus, mais on a gardé le t-shirt. Vous savez, nous n’étions pas des chanteurs traditionnels, nous venions du théâtre, ça explique un peu notre travail, avec des introductions parlées et théâtrales à nos chansons. C’était très important, le théâtre, à cette époque, il y avait beaucoup de belles pièces, et on allait au café théâtre ou au salon de musique, voir un sketch, un peu de poésie, une chanson, c’était désintéressé, ce n’était pas pour la drague comme maintenant.

Made in Casablanca : Comment s’est déroulée l’écriture du livre Nass El Ghiwane, sorti il y a queques semaines à l'occasion des 40 ans du groupe ?
Omar Sayed :
Ma fille, diabéthique, est tombée malade pendant l’écriture. Ca m’a beaucoup retardé, on devait faire des dialises trois fois par semaine, je devais m’occuper d’elle, elle est devenue aveugle, ça a été très dur. C’était une fille très forte, plus que moi. Et une passionnée de musique.

Made in Casablanca : Aviez-vous gardé tous les documents nécessaires au livre ?
Omar Sayed :
Non ! Je n’ai jamais rien gardé, Nass El Ghiwane, c’étaient des fous, c’était le désordre. Sur scène, et dans nos vies. Ce sont les éditeurs qui ont beaucoup travaillé, voyagé, aussi, pour tout retrouver. Nous, à l’époque, nous étions faibles, et c’est ce qui faisait notre force. Pour un artiste, il faut avoir vécu beaucoup d’échecs.

Made in Casablanca : Vous en avez connu beaucoup ?
Omar Sayed :
Enormément. Le premier, c’était le jour de ma naissance. Un hangar de foin a pris feu… C’était celui de mon père.

Made in Casablanca : Etes-vous conscients d’être un mythe pour toute une génération ?
Omar Sayed :
Nass El Ghiwane, ce sont juste des gens d’un quartier populaire, pas un mythe. Ca passait comme une rivière, sans s’arrêter, sans se retourner, chacun y prenait ce qu’il voulait. Rien de plus.

Made in Casablanca : Des films ont été faits sur vous, des livres, vous avez eu une longue carrière musicale. Que peut-on encore faire autour de Nass el Ghiwane ?
Omar Sayed :
Prier pour le salut de ceux qui sont partis. J’étais le doyen du groupe, le révolté, je voulais changer le monde. Mais c’est le monde qui nous a changé. C'est ce que disait Volker Schlöndorff, le réalisateur du film Le Tambour. Il a fait une expo de photo, on lui a demandé ce qui pouvait changer le monde. Il a répondu « seul Dieu le peut, mais nous, on peut changer l’image du monde ».

Lire Nass El Ghiwane raconté par Omar Sayed, préface de Martin Scorsese, éditions du Sirocco et Senso Unico, disponible dans toutes les bonnes librairies.

Interview
Hind Semlali & Mathias Chaillot
Photo Mathias Chaillot

Zara Kadiri
Editor Made in Casablanca
3 juin 2011

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