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Abdellah Taïa : « Mes livres viennent de ce Salé ignoré »

Ecrivain
Zara Kadiri
Editor Made in Rabat
17 décembre 2010

Ecrivain talentueux, Abdellah Taïa sort Le Jour du Roi en France et au Maroc, son nouveau roman récompensé du Prix de Flore 2010. Rencontré lors d’un café littéraire, il nous livre ses impressions sur la littérature marocaine, les polémiques qui entourent chacun de ses livres, et sa vision de Rabat Salé, où il a grandit.

Made in Rabat : Il y a une rumeur, que j’ai entendu, qui disait que vous ne pouvez pas remettre les pieds au Maroc après vos propos sur l’homosexualité. Dans quel état d’esprit êtes-vous, quand vous venez, aujourd'hui, au Maroc ?
Abdellah Taïa : C’est mon pays, le Maroc. Je ne suis jamais tranquille quand je m'y trouve. Tout, absolument tout, me parle d'une manière forte, violente. Je bouillonne. Je me sens comme un possédé. J'ai besoin de cette terre, de cet air, et, en même temps, tout me brûle. Je ne suis pas calme au Maroc. Et tant mieux. Je ne renierai jamais le Maroc. Je préfère être dans cette brûlure plutôt que de renoncer à mon lien étrange avec ce pays.

Made in Rabat : Votre dernier livre, Le jour du roi, commence par une scène étrange : Vous rêvez du roi Hassan II.
Est-ce que, au-delà de l’ambition littéraire, il y a aussi une volonté de secouer un peu le Maroc sur ses tabous ?
AT : La littérature est le territoire de la transgression par excellence, pensez à Arthur Rimbaud, à Abou Nouass. Dans mon roman, le roi Hassan est avant tout un personnage. Il est présent par son absence et par ses avatars. Ecrire Hassan II n'était pas évident. J'avais peur. Mais, comme toujours, mon seul soutien vient de l'écriture, et grâce à elle, malgré les névroses et l'autocensure, on va jusqu'au bout, jusqu'à la nudité absolue: la mienne, celle du Maroc, du Monde.

Made in Rabat : Pourquoi avoir abandonné l'homosexualité, souvent au premier plan dans vos précédents livres, pour se concentre plus particulièrement cette fois sur une question de niveau social, de pauvreté et de richesse, et de pouvoir ? C'est une évolution de votre conscience militante ?
AT : Ce qui évolue dans mes livres, c'est l'écriture, le style, la manière d'être dans ces mots étranges, d'une autre culture, en français. Cette langue n'est pas à moi, je ne l'oublie jamais. Je me bats avec elle pour avoir une distance, un peu de pouvoir pour dire ma conscience, de plus en plus aiguë, du monde. Dire aussi mon homosexualité, ma différence, et aussi celle des autres. Tous les autres, ceux à qui on refuse encore au Maroc le droit de s'appartenir, le droit de porter un regard critique sur ce pays, sur le pouvoir. L'homosexualité est présente dans "Le jour du Roi" mais d'une manière trouble. Omar et Khalid ont des rapports sexuels mais ils ne se définissent pas comme homosexuels. D'une manière générale, le traitement de la sexualité dans ce livre est plus complexe. On va, au fil de la lecture, vers une fusion des corps et des genres.

Made in Rabat : Dans vos livres, vous parlez toujours de la ville de votre enfance, Salé. C’est souvent assez sombre, aussi. Quel souvenir gardez-vous de Salé, et de Rabat Salé en général ?
AT : Rabat et Salé sont en train de changer en ce moment. On construit des "choses" à l'embouchure du fleuve Bou Regreg qui sépare ces deux villes. Salé d'avant est déjà du passé, et celui qui vient me fait un peu peur. Je crains que ces changements urbanistiques et touristiques ne creusent davantage les fractures sociales, ne séparent encore plus Rabat et Salé... Je viens d'un monde pauvre, oublié, pas dit. Aujourd'hui encore, dans cette obsession dingue de l'argent qui envahit tout le Maroc, on ne parle pas des pauvres, qu'ils soient à Salé ou ailleurs... Mes livres viennent de ce Salé ignoré et que je garderai en moi à jamais.

Made in Rabat : Vous y retournez souvent ?
AT : Je viens d'y passer cinq jours à l'occasion de la Fête du mouton. La première fois depuis la mort de ma mère il y a trois mois... C'était tendre, triste, étrange, doux, doux autrement.

Made in Rabat : Si Le Jour du Roi est violent, vous expliquez que c'est aussi parce que la ville dans laquelle vous avez grandi l'est, que son histoire est violence…
AT : Les rapports entre les Marocains sont violents. Il y a de temps en temps des initiatives pour se lever, parler et être différemment, libre, mais il y a aussi un paternalisme terrible, des casseurs d'individus partout... Pourquoi? Qui va changer les mentalités maintenant ? Je crois qu'il n'y a plus rien à attendre des générations précédentes, de nos parents. C'est à nous de faire quelque chose. Avancer, marcher, aller, malgré les ricaneurs.

Made in Rabat : On connaît quelques noms, assez célèbres… Taïa, Chraïbi, Ben Jelloun. Mais en dehors de ça, on parle très peu de livres, des autres auteurs marocains. Est-ce qu’il y a une véritable littérature marocaine ? Et surtout, est-ce qu’elle accessible à tous ?
AT : Les Marocains ne lisent pas. On ne les encourage pas vraiment à lire. C'est triste. C'est désolant. Il faut faire quelque chose pour éviter que cette tragédie ne s'éternise...

Made in Rabat : Vous êtes écrivain, reconnu, entre autres par un prix de Flore, récemment. Vous n’en avez pas marre que la plupart des interview tournent autour de l’homosexualité ?
AT : Non. Je n'en ai pas marre. Parce que je suis convaincu que je ne parle pas que de moi, que des homosexuels. Je ne suis pas responsable de ce qu’une une certaine presse fait avec ce sujet, jeter en pâture des êtres fragiles, niés dès le départ dans leur droit d'exister pour eux-mêmes, exister sexuellement libre... Le Maroc a besoin de modèles neufs, de personnes qui disent la vérité et cassent vraiment et sincèrement des tabous obsolètes. 

Propos recueillis par Mathias Chaillot

Zara Kadiri
Editor Made in Rabat
17 décembre 2010

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