L'enfer pédophile de Marrakech

Société
Dev Web
Editor Made in Marrakech
7 janvier 2006

Le boom touristique qu'a connu la ville ocre a été accompagné par une montée en flèche d'abus sexuels sur mineurs. La société civile de la ville se mobilise pour poursuivre les criminels. Au Maroc comme dans leur pays d'origine.

Nous sommes dans le cabinet de maître Errachidi dans l'ancienne médina. Le décor est sobre, mais le lieu est animé. Des membres de l'association « Touche pas à mon enfant » et des enfants victimes du pédophile Hervé font leur réunion hebdomadaire. Ce partenariat entre une ONG et un avocat, membre de l'AMDH, a permis d'écrouer Mustapha Balsami, le « maquereau » d'Hervé le pervers, celui chez qui la perquisition a permis de découvrir plus de 100 000 documents à caractère pédophile, impliquant une cinquantaine de gosses de la ville ocre. Aniko Boehler est coordinatrice de l'association. Entourée d'une équipe de jeunes volontaires, elle a fait sienne la cause des enfants victimes d'abus sexuels. « Nous sommes devant un phénomène à plusieurs composantes. Il y a bien sûr les pédocriminels mais aussi les enfants, la mentalité des parents, l'administration », lance d'emblée Aniko. Cette anthropologue de profession qui porte bien ses quarante ans sait de quoi elle parle. Depuis que l'affaire d'Hervé Le Gloannec et de son complice marocain Mustapha Balsami a éclaté au grand jour, elle se fait connaître dans tout-Marrakech pour sa lutte contre l'exploitation sexuelle des enfants. Le coup de foudre est immédiat. « Nous avons l'appui de tout le monde, des plus riches aux plus pauvres : des chefs d'entreprise, des gens de la mode, des avocats, des professionnels du tourisme et du citoyen lambda. Même les rappeurs de Fnaïr ont écrit une chanson pour soutenir notre association », jubile Aniko.

chasse aux pédophiles L'objectif à court terme pour cette ONG est de faire la chasse aux pédophiles de la ville. Mais aussi de créer un centre de jour pour les victimes et leurs familles et un autre de nuit pour protéger les enfants contre leurs abuseurs. Une espèce de « safe house » (maison sûre) dans des cas compliqués, quand les gosses encourent un réel danger de la part des pédophiles ou de leurs complices. Mais il y a aussi le problème des mentalités. « Tout le monde les traite de sales P.D. Que ce soit les agents d'autorité, les voisins et même leurs propres parents. C'est cette guerre qui est la plus difficile à mener », avoue Melle Maroub, une des « grandes sÏurs » de l'association. Elle fait partie d'un groupe de jeunes qui a pris cette cause à bras-le-corps. Non sans risques. « Nous travaillons dans des conditions difficiles. Nous subissons des intimidations et même des menaces par téléphone », raconte une des volontaires. En soulevant le couvercle du tajine, les volontaires de « Touche pas à mon enfant » et les militants des droits de l'Homme de la ville ont découvert une bien amère réalité : celle d'un Mellah, ancien quartier juif de la ville, devenu véritable souk pour pédophiles, d'un endroit croulant sous le poids de la pauvreté et d'une population qui gère comme elle peut un quotidien difficile. Dealers de haschich et de « mahya », mendiants et prostituées bas de gamme se mêlent à des milliers de gosses, dont la majorité ne va plus à l'école. Plusieurs familles vivent dans la même maison. Chacune occupe une pièce. Dans cette partie de la ville, pourtant très proche du centre, la prostitution, féminine ou masculine, constitue une rentrée d'argent importante. Ici, on ne fait pas la différence entre adultes et mineurs. Le plus important, c'est de ramener de l'argent. Maître Mustapha Errachidi, avocat et membre de l'AMDH, insiste sur le volet humain. « Il faut que le Maroc adapte ses lois aux conventions internationales et surtout qu'il les applique à la lettre. Quant à notre justice, les articles du Code pénal doivent être revus. Ce n'est pas normal qu'un pédocriminel de la pointure d'Hervé n'écope que de deux ans », s'indigne l'avocat. Il y a plus. Des étrangers soupçonnés de pédophilie ont tout simplement été expulsés du territoire marocain sans être traduits en justice. En août 2005, un universitaire français avait été transféré dans son pays via le port de Tanger alors qu'une accusation d'incitation de mineurs à la prostitution pesait sur lui. Des ressortissants des pays du Golfe ont été également expulsés du royaume après avoir été appréhendés en compagnie de filles mineures.

Des appartements, des bars et des riads Devant le laxisme des autorités, le phénomène ne peut que prendre de l'ampleur. « Sur Guéliz, dans des appartements, dans quelques "lieux" de rencontres (bars, pubs et night-clubs) comme dans des riads de la médina, des pervers s'amusent à violer des gamins en toute impunité. Nous finirons bien par les avoir un jour », s'indigne Rafiq, un des volontaires de « Touche pas à mon enfant ». Ces fourmis travailleuses rencontrent beaucoup de difficultés dans leur travail humanitaire, surtout de la part des parents des victimes. « Les familles ont un besoin urgent d'argent. Elles s'en foutent que leur gamin retourne à l'école. Puis, à cause de la culture de "hchouma", les enfants font de la résistance et refusent d'admettre avoir été violés. Ce qui ne nous facilite pas la tâche pour poursuivre les criminels », atteste, chagrine, Salwa, une des « grandes sÏurs » de l'association. Ces enfants, l'ONG a pu en encadrer quelques-uns. Et c'est grâce à cette même association que Mustapha Balsami, l'entremetteur d'Hervé est maintenant en prison. Le plus âgé de ses victimes a accepté de parler sous couvert d'anonymat. « Tout a commencé dans la salle de jeux du Mellah où j'ai rencontré Mustapha. Il m'a dit que je pouvais me faire de l'argent si je consentais à se livrer à des activités sexuelles avec Hervé. Ce que j'ai refusé au départ. Mais, compte tenu de ma situation, j'ai bien fini par céder », concède l'enfant aujourd'hui âgé de 17 ans. Depuis trois ans, il fréquentait le domicile de l'agent immobilier français, des fois en compagnie de six autres gamins. Le pédophile ne passait pas beaucoup de temps dans une même demeure, de peur d'être démasqué. Pour cette victime, comme pour les autres gosses, c'est à un âge précoce qu'ils ont quitté l'école. Les raisons diffèrent : absence du père, peu de moyens, brutalité parentale... « Hervé me payait 200 Dhs la séance. Des fois, il me payait sans passer à l'acte. Un argent facile dont je ne pouvais même pas rêver », avoue-t-il. L'adolescent de moins de 18 ans a pourtant des traits d'adulte.

De quatre à un an... Il se sent coupable d'avoir été trop stupide. Une séquelle parmi bien d'autres. « Un enfant victime d'abus sexuels développe des symptômes schizophréniques, une répugnance au sexe et un stress post-traumatique qui lui font revivre le cauchemar du passé. Il pourra tomber dans la prostitution, développer de la violence contre lui-même et contre les autres et peut devenir un pédophile », explique Mme Aude Michel-Mégnière, assistante sociale. Et le profil de l'abuseur ? « Celui que l'on soupçonne le moins : un hétérosexuel marié », tonne Aude. Pour l'histoire, l'affaire d'Hervé va éclater quand la police va arrêter, en flagrant délit, Hervé en compagnie d'un gamin, dans son domicile, en train de visionner des films pornographiques. Les agents d'autorité allaient saisir plus de 100 000 documents à caractère pornographique. Le tribunal de première instance va condamner l'agent immobilier à quatre ans de prison ferme. Son entremetteur Mustapha à deux ans. Entre-temps, Imad, celui qui a mis la police au parfum, est retrouvé « pendu ». Et même si ses parents attestent que leur fils se sentait traqué, on va conclure au suicide. Fin mai, les mineurs convoqués devant la Cour d'appel se rétractent et disculpent Mustapha. Celui-ci leur avait offert de l'argent en contrepartie. Résultat : Mustapha est innocenté et Hervé voit sa peine passer de quatre à deux ans. Début août, deux mineurs déposent une plainte contre Mustapha, épaulés par l'association "Touche pas à mon enfant" et l'avocat Errachidi, qui se portent partie civile. Ce qui permet la révision du procès de l'entremetteur et de sa femme. Mustapha écopera d'un an de prison ferme, sa femme de dix mois. Coup de théâtre : début décembre, le pédocriminel français bénéficiera d'une remise de peine d'un an. Ce qui veut dire qu'il sera libre en avril prochain. Mais c'est sans compter avec la fougue de la société civile marrakchie. « Nous allons demander la révision du procès d'Hervé et de Mustapha et utiliser la loi sur l'extraterritorialité pour porter l'affaire d'Hervé devant la justice française. Tout le Maroc doit se mobiliser pour que les pédocriminels n'échappent pas à la justice », s'enflamme à juste titre Mme Aniko.

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7 janvier 2006