Najib Soudani, Maâlem luthier à Essaouira

L'artisan de l'âme Gnaouie
Nathalie PERTON
Editor Made in Essaouira
6 mai 2015

A quelques jours du 18ème Festival Gnaoua et Musiques du Monde d’Essaouira, nous avons rencontré Najib Soudani, maâlem, luthier et musicien gnaoui. Parce que les Soudani sont garants de la tradition Tagnaouite au-delà des scènes du festival, lors des traditionnelles lilas, parce que Najib est gardien du culte et qu'il a choisi cette voie difficile : donner corps -le "tara"- et le souffle -"rrouh"- à cet instrument mythique qu’est le guembri, nous avons fait un détour dans son atelier, là où des guembris célèbres dans tout le Maroc sont créés.

Maâlem ?

Un maâlem n’est pas seulement un artisan, il l’est oui et c’est en soi une référence mais on le réduit souvent à l’ouvrier, au travailleur manuel. A l’origine un maâlem- un vrai- est aussi Oustad, un maître dans son domaine. Le maâlem que nous avons rencontré pour vous est l’archétype de cela, à la frontière entre le métier qu’il exerce, le savoir–faire d’une tradition ancestrale, le secret d’initié.
Najib Soudani est luthier… Guembrier serait le mot le plus juste, un fabricant de guembri, celui que tout le Maroc vient consulter parce qu’il est tout entier à l’objet qu’il crée, cet objet mythique dont tous les musicologues s'étonnent qu'avec seulement trois cordes il puisse produire tant de mélodies. Peut être cela tient-il de ses secrets de fabrication, secrets que Najib nous a révélés.

Rue Mouwahidin, non loin du Mellah, après les raffias suspendus de toutes couleurs, surgit un atelier- boutique discret aux multiples instruments: guembris: minuscules et décoratifs puis dressés colossaux; bonnets gnaouas jonchés de coris, tbels de toutes formes (percussions)... Une table de travail franchement défraichie. On attend Najib, devant la boutique, ne pensant pas que c'est lui, ce mââlem en bleu de travail;fin, à la posture inattendue d’un danseur, se mouvant avec de très beaux gestes. Rapidement on sent qu’il fait partie de ces personnes qui parlent peu mais dont on mesure que sa parole est essentielle et surtout qu’elle n’est qu’un infime résidu de son savoir, son enseignement.

La lignée Soudani 

Si vous ne les connaissez pas, les Soudani c'est la lignée gnaouie de référence à Essaouira, puisant ses racines en Afrique. Ce sont les grands-parents; soudanais pour le grand père, surnommé Gbani et malienne pour la grand-mère, tous deux esclaves enlevés et revendus. C'est à eux, première génération de gnaoua d'Essaouira que l'on doit une bonne partie du répertoire des chants gnaouas que l'on retrouve sur les grandes scènes.

Leur fils ; Hajoub Soudani sera considéré longtemps comme le meilleur artisan de guembri de tout le Royaume et toutes les confréries et les Maâlmines viendront le consulter. Il aura sept enfants mais des sept Najib sera le seul à pérenniser le savoir-faire de la création du guembri. 

90 % des nouveaux talents gnaoua sont passés par l’atelier de Najib, soit pour y perfectionner leur talent de musicien, soit pour y apprendre le répertoire des chants ganoua ou s’initier avec la création de l’instrument. Pourtant, à l’instar de son frère, Azouz Soudani musicien et chanteur qui fût l’un des premiers à "ouvrir" le répertoire Gnaoua à des non-initiés, Najib est humble, ouvert, répond à toutes nos questions. 

Quand on lui demande pourquoi est-ce lui qui a pris en charge le savoir paternel, Najib reste timide: " Je ne sais pas, j'ai regardé mon père des heures fabriquer les gembris..." Najib crée des guembris, de toutes sortes et surtout s’efforce de construire l’instrument avec une régularité exceptionnelle. Comme nous le révèle Najib : " On n’achète pas un guembri, on achète un son ". Et les vibrations basses des guembris Soudani dépassent les frontières du Royaume, choisis par les mââlmines algériens et de plus loin encore.

Le guembri, sa création inspirée

Instrument majeur des gnaoua, il s'accompagne des qraqeb (crotales) et des percussions. Cousin proche de la guitare, de la basse, du oud, du n’goni ou de la cithare, le guembri est composé d’un manche rond de bois qui s’enfonce dans une caisse de résonnance munie de trois cordes. Si on le nomme de différentes façons selon les régions, (à Casa il devient sentirr, à Agadir : ajouj), son véritable nom africain est gougou

Les mains de Najib sont épaisses et puissantes mais très peu abîmées. Elles s’appliquent à des gestes précis. Si l’on s’imaginait qu’ils étaient répétitifs ou mécaniques on serait loin de la vérité; lorsqu’on l'interroge sur ce que requiert comme attention la création d’un guembri, il répond : "Quand je réalise un guembri je suis autant concentré, inspiré que quand je chante. Si je n'étais pas dans cet état de méditation, je ne ferai pas un bon guembri avec un beau son."

La "quintessence" 

C’est le guembri en un morceau, celui qui pour le " corps "(tara), la caisse de résonnance, est creusée en un morceau dans le bois. Il en existe certains dont le tara est en plusieurs lattes de bois, collées les unes aux autres et même s’ils peuvent être d’excellente qualité, ils ne permettent pas les mêmes sons que le premier cité. C’est la création de celui-là que Najib va nous livrer.

A défaut de révéler toutes les étapes de la création de cet instrument, nous vous en livrons les grandes étapes: le premier choix déterminant est le choix du bois qui devra être de première qualité, qu’il s’agisse du noyer, de l’eucalyptus, de l'acajou… Najib dessine un gabarit du guembri et va ensuite tailler ; creuser à même le bois. La peau, tout le monde sait qu’elle est de chameau, ce que peu savent c’est qu’il s’agit de la peau du cou du chameau la plus appropriée. Bien entendu ; les chameaux ont déjà été vendus pour leur viande au souk et c’est chez les tanneurs que Najib se la procure. La peau suivra des soins et sera assouplie dans l’eau. Le manche lui devra être maniable et donc constitué de bois légers. Dans la peau préparée, Najib fait un trou de 4 centimètres et "enfile" la peau par ce trou dans le manche du guembri. Il tend ensuite la peau à l'aide d'une pince -il est le seul à la tendre ainsi- puis, il dessine et découpe l’orifice de sortie du son.
Il crée ensuite " rrouh " : trois fines parties de peau qui ont pour fonction de tenir le manche –via l’orifice du son- dont une qui est cachée derrière mais qui sont toutes trois considérées comme vecteur du souffle vital (rrouh).
 Les cordes chez Najib sont encore en boyaux, des boyaux qu’ils vident et retournent sur eux même, qu’il mesure (avec comme échelle sa main) et qu’il tourne et roule dans les paumes de ses mains : 11 boyaux tournés pour la corde basse (dirr), 9 pour thâtya, la seconde et 7 pour celle du milieu – la plus aiguë- : ouastya. Les cordes ont une longueur et une épaisseur différente. Elles seront installées à des emplacements distincts (selon leur gravité) sur le manche soit à l’aide de ficelles de cuir ou de corde fine.

Najib ponctue son récit d’anecdotes. Nombreux ont essayé de s’improviser guembrier sans y avoir été initié et Najib sourit, sans malveillance " Ce sont ceux- là même qui ensuite venaient me consulter pour soigner leurs instruments ! "

Le passeur

Najib, nous le comprenons est un "passeur", de même qu’il l’est – que le sont- les musiciens pendant la lila (cérémonie traditionnelle gnaoua de rituel thérapeutique) ; il accompagne la moqqadema et montre le chemin du rituel, de la transe. Ainsi qu'il le montre aux nouvelles générations, aux néophytes, aux européens en quête de savoir, loin d’une prétention qui éloignerait les non- initiés de son art, il veut passer, transmettre. Bien sûr, si sa boutique vous est ouverte et son sourire, sa pudeur accueillante; nous ne sommes pas dupes et quand nous demandons s’il existe un rituel qui clôt la création d’un guembri et qu’il nous répond avec juste une lèvre qui frémit : "oui, bien sûr un rituel avec de l’encens… " Et qu’il scande son récit, nous savons bien qu’il ne nous a pas tout dit mais, en matière de secret d’initiés, il faut du temps pour découvrir les secrets...

Nous sommes juste plein de gratitude devant l’humilité de cet homme, temple vivant du culte gnaoua qui nous a accueillis durant des heures, en bleu de travail, répondant patiemment aux questions.

Si vous le souhaitez, bien entendu vous pourrez commander un guembri à Najib, de décoration ou pour jouer, vous tiendrez dans vos mains un objet contenant un peu de l'âme gnaoua. Vous pourrez aussi peut être vous délecter d'un morceau improvisé là, au fond de la ruelle. Et dans quelques jours sur les grandes scènes vous vibrerez au diapason de cet instrument mythique qu'est le guembri.

Texte et photo Nathalie Perton, avec l'assistance d'Ahmed Abdelhak pour la traduction

 

Nathalie PERTON
Editor Made in Essaouira
6 mai 2015