Ibrahim Maalouf l'alchimiste

Nathalie chez les gnaoua
Alice Joundi
Editor Made in Essaouira
15 juin 2014

La fraicheur de Derdba, Ibrahim Maalouf l’alchimiste et un monstre sacré au festival Gnaoua et Musiques du Monde d'Essaouira !

Troisième jour, samedi, la fatigue se fait sentir et le teint n’est plus vraiment Célestin… Oulmès si vous préférez, bref ! Le café (avec Mahmoud Guinéa en boucle) sera plus efficace que le thé car cette journée promet d’être l’une des plus intenses du festival. Il faudra jouer de fantaisie (et d’anti-cernes) pour conserver une touche de fraîcheur et de " gnaoua style ". Deuxième et dernière journée du forum sur "L’Afrique à venir", on va sur le net et on lit la presse en buvant un troisième café, on réfléchit aux intervenants et on choisit une robe imprimée façon "pagne Wax" histoire de rester dans le thème et on court. On court sur nos jambes flageolantes des danses gnaoua de la veille et du pillage considérable sur notre quota minimal de sommeil !
Le dernier opus du forum fut riche en partage d’idées et en émotions ; on vous réserve un chapitre à ce sujet qu’on vous mijote pour demain ! Le festival est tellement intense. C'est un bouillonnement d’idées, de rythmes, de lieux : des grandes scènes et des petites, confidentielles, mais aussi le festival dans les rues, les échanges, la musique et la synthèse ne peut être faite quand on est en plein dedans. Et c’est le cas de Nathalie qui court dans les rues d’Essaouira, donc, pour ne pas laisser passer une miette, pas un cauri de chapeau de gnaoua ! 

La scène de la plage : une jeunesse marocaine vibrante de liberté et de créativité, Derdba et Ayo après Kif Samba

Le plaisir encore frais de Kif Samba donne envie d’y revenir, alors Nathalie se presse et se joint en fin d’après midi à d'autres (souvent plus jeunes qu’elle d’une bonne dizaine d’années), les orteils dans le sable, pour accueillir Derdba. Si l’on peut dire que le public du festival gnaoua est hétéroclite, car on y croise tout autant la mère de famille accompagnée de ses enfants que l’artiste peintre solitaire, le jeune rasta, la bande d’amis musiciens ou encore les touristes quinquagénaires; on peut constater néanmoins une dichotomie entre certains lieux et d’autres. Pour exemple la différence générationnelle entre les scènes de la plage et celle de Moulay Hassan et sa conséquence : une programmation adaptée aux publics en question. Si les jeunes souiris se déplacent jusqu’à Moulay Hassan à l’évocation du nom d’un Maâlem cher à leur cœur ; il faut bien reconnaitre que les têtes d’affiche de la scène de la plage leur correspondent davantage. Derdba provoque à ce titre le même enthousiasme. Les bandes d'amis se regroupent sur le sable, dansent et rient. Ils cherchent ce petit quelque chose (que d’autres avant eux sont allés trouver sur d'autres plages du monde de l’Inde au Brésil) : la liberté et la musique, le frémissement d’un temps nouveau, le leur.
Car si la place Moulay Hassan offre aux mélomanes de véritables moments de grâce (et nous allons y revenir), si certains puristes décrient la nouvelle génération pour ce qu’ils perçoivent comme des impertinences, des trahisons au rituel, rappelons que la musique gnaouie perdurera au travers de ces jeunes qui viennent à cette musique plutôt qu’à des dizaines d’autres, par coup de foudre. C’est donc là l’essentiel et le secret de pérennité de la tradition. Ainsi, Kif Samba ajoute des cuivres à sa musique gnaouie, et le fait bien, au service d'un groove funky que les jeunes adorent, et nous aussi. Derdba remplit également sa promesse ; à savoir d'assurer une forme de renouveau, ouvrir des portes, créer des ponts. La voix soul et sensuelle d’Ayo les a enchantés, nous avons préféré revenir à nos amours musicaux, mais en matière d’amour, comme chacun sait tout est affaire de gôut !

Ibrahim l’alchimiste transcende les clivages entre les publics et crée une osmose formidable! 

Forte de ce constat et plutôt heureuse de ne pas s’en tenir à la controverse entre travestissement de la tagnaouite par les fusions, les formations actuelles et l'immobilisme de la tradition ; Nathalie rejoint la place Moulay Hassan parce que c’est là que selon elle, naissent les bijoux, les cadeaux, les trésors du festival. Et là Ibrahim Maalouf entre en scène, casse les codes et nous remet en place, nous taquine et nous surprend comme on adore l’être. Débutant son concert par un morceau mélancolique (son magnifique Beirut), il fait monter crescendo l’énergie par sa trompette magique. Il nous emmène dans son univers ; dans ses histoires. Car bien qu’il nous ait dit : " J’écris mal, je laisse ça à des personnes de ma famille qui le font très bien ! " Ibrahim nous emmène aussi dans ses voyages, une vision de la tradition qui anime sa musique comme un leitmotiv. Il le reconnait (et d’autres critiques musicaux l’ont perçu bien avant nous), sa musique se déroule comme un film. Mais là où il nous surprend c’est qu’il emporte tout le monde avec lui. La place se remplit, et là où nous attendions des puristes et des mélomanes, il rassemble toutes les catégories d’âges. Le public réagit, comprend, adhère et lui donne raison, lui qui avait annoncé en préambule du concert : "Je crois que vous pouvez comprendre ma musique ". Ibrahim Maalouf nous fait voyager, et nous émeut, il nous jazz et groove, il nous envoute et nous déchaine de son rock trompette et biniou, il nous enflamme et nous enchante. Il touche à l’alchimie des grands artistes : réunir. En ce sens il est sur le chemin pour réaliser son rêve, avoué en entretien : " Je ne sais pas si je veux être commercial mais je reconnais que je n’ai pas honte d’assumer que je veux être aimé des gens ! "

A l’issue de ce concert hallucinant le seul reproche qu’on puisse lui faire c’est d'avoir été trop court, et que sa dextérité pour métisser la musique n’ait pas été exacerbée par une fusion. Il était déjà venu et reconnait en interview qu’il n’attend qu’une chose ; pouvoir revenir et monter sur scène avec un maâlem, d’ailleurs ; nous confie-t-il : " Si ce n’était pas par respect pour les musiciens, là avec ce que j’entends je montrais sur scène " alors qu’on entend les rythmes du maâlem Mustapha Baqbou. Mais le trompettiste est aussi touchant, simple et accessible et ne se prend pas au sérieux : " Quand je suis venu en 2006, je n’étais absolument pas connu alors je suis très heureux de ce qui vient de se passer avec ce public mais c’est un peu étrange de voir tout ça – montrant les micros et dictaphones qui l’assaillent- tout cela est de la fiction, la vraie vie, la vie réelle n’est pas là ! "

Un monstre sacré de la musique se prête à l’exercice de la fusion, sans complexe et sans prétention !

Si la virtuosité de Lockwood et la magie de Maalouf restent pour nous les deux événements fabuleux de ce festival, il nous faut dire quelques mots de notre chance d’avoir pu, cerise sur le gâteau, assister au concert du bassiste de Miles Davis, le monstre sacré qu’est Marcus Miller, et pouvoir encenser sa simplicité et sa disponibilité. La fusion était exceptionnelle aux côtés de Maâlem Baqbou, basse contre guembri, ce dernier a démontré une fois plus le talent des maâlmines gnaoua en étant l'égal sur scène d'une icône de la scène jazz fusion internationale.

Texte Nathalie Perton
Photo Gnaoua Live 

Alice Joundi
Editor Made in Essaouira
15 juin 2014