Au père des Racines Gnaoua d’Essaouira, Mahmoud Guinéa

Hommage
Nathalie PERTON
Editor Made in Essaouira
4 août 2015

On a dit de lui qu’il était le Jimi Hendrix du Guembri, le son frotté de ses cordes basses inimitable ; grave, profond, faisant jaillir du guembri ses racines africaines. C’est Mahmoud Guinéa, fils du grand Mâalem Boubker Guinéa, chantre de la tradition Tagnaouite, icône, Maître, légende, chanteur et joueur de guembri, celui par qui les racines africaines du culte se sont développées sur Essaouira et partout dans le monde, c’est Mahmoud qui s’est éteint, dimanche 02 août. Essaouira est grave et triste, elle pleure son Titan Gnaoua, son ami, son frère, son voisin.

… Elle pleure le don incommensurable de cet homme-là au Patrimoine immatériel, elle pleure le son du guembri de Mahmoud, elle pleure l’icône de cette tradition qui ; une fois révélée et mise à l’honneur par le Festival, a commencé de réconcilier le Maroc à ses racines africaines -et cela dit en quelques mots ne dit rien de l’ampleur de la réussite-. Essaouira pleure Mahmoud symbole de tout cela, elle pleure l’Homme, le frère, le père, l’ami et le voisin ; elle pleure l’immense artiste.

Par une journée sans vent

Le dimanche 02 fut une journée sans vent. Une journée où la baie d’Essaouira était envahie de touristes venant de tout le Maroc et de partout ailleurs. Une journée normale pour une station balnéaire… Oui, sauf que non. Justement. C’était une journée atypique pour Essaouira ; chaude, étouffante ; sans ce souffle si familier qui ronronne à nos oreilles, c’était une journée où la plage bondée n’avait pas cette atmosphère un peu sauvage qui la caractérise. C’était une journée particulière, trop chaude, trop typique justement d’autres stations balnéaires. Il n’y avait pas le vent et peut-être pas le souffle et ce fût ce jour-là où j’appris que Mahmoud Guinéa était mort ; l’un des souffles mythiques d’Essaouira s’était éteint, celui du grand Maître Gnaoua. Dans la cacophonie mondiale Essaouira pleure un virtuose du Guembri, une star, peut-être la plus grande Star Gnaoua. 

Il nous avait déjà fait ses adieux 

Si son talent a été reconnu de manière internationale, c’est à Essaouira, sa ville, celle où grandissent ses enfants, celle où ses frères et sœurs jouent et chantent également que ses fans les plus inconditionnels se trouvent et c’est là, au cœur de la tradition gnaoua que Mahmoud avait choisi de nous faire ses adieux. Je me suis souvenue dès l’annonce de son décès de ce moment dont j’avais perçu, comme d’autres, en le vivant, qu’il était un moment historique. Le Maître nous avait déjà dit au revoir, à nous Souiris et amoureux de la musique gnaoua. Lors de son dernier concert face au public souiri, le concert de clôture de la 18e édition du festival; où ; fatigué, émacié, mais fier et  magnifique, alors que nous souiris savions –ses mois de maladie-  il joua deux heures trente sans relâche, d’abord seul puis accompagné de Karim Ziad, nous faisant pleurer en nous donnant l’honneur d’assister à sa transmission, passant son guembri à son fils devant un public souiri bouleversé. Nous savions que nous assistions à un passage. Une transmission fondamentale dans l’histoire gnaoua se jouait là, devant nous. Et les adieux du Maître Guembri. Mais c'est d'un deuil national dont il s'agit tant ce qu’il a apporté a enrichi la culture Marocaine. Sa Majesté le Roi apportait d’ailleurs ce matin publiquement ses condoléances à la famille Guinéa. 

Le Jimi Hendrix du Guembri

C’est ainsi qu’on l’a appelé le Grand Maître ; celui qui commença la musique à 12 ans, celui qui fut l’un des premiers à ouvrir la lila aux profanes, permettant au monde d’accéder à la musique de ce culte ancestral qu’est le culte Gnaoui. Celui qui toute sa vie participera au rayonnement de cet art de par son talent, la transmission de son savoir aux membres de sa famille (tous ses frères Maâlmine également et sa sœur Zaida dans la musique haddarate), par la connaissance et la transmission des musiques et chants du répertoire gnaoui et des rituels que feu son père lui légua, celui-là même qui les reçut de son grand-père, arrivé en esclave au Maroc. C’est que Mahmoud ne s’est pas contenté d’être bon, il ne s’est pas contenté de représenter les racines sub-sahariennes du culte aujourd’hui Souiri ; créant des émules et insufflant la tagnaouite dans tous les recoins d’Essaouira et d’ailleurs, aux plus jeunes et aux plus éloignés de cette tradition. Mahmoud a fusionné, s’est confronté, frotté, remis en question ; rencontrant les plus grands musiciens du monde : Adam Rudolph, Will Calhoun, Carlos Santana, Aly Keita… On cite souvent en référence sa fusion exceptionnelle avec le Mauritanien Daby Touré, il faut se souvenir de tant d'autres et de la délectation sublime de la rencontre Guinéa- Sosa. Où l’énergie du pianiste cubain avec ses réminiscences yoruba rencontrait le culte thérapeutique gnaoui dirigé par le Maître, et quelle rencontre ! Son talent a bien entendu été reconnu hors frontière gnaoua ; Mahmoud a d’ailleurs enregistré aux côtés de géants du jazz tel Pharoah Sanders et a fait vibrer ses cordes bien au- delà d’Essaouira, participant à de nombreux festivals en France, Italie, Espagne, Autriche, Norvège, Belgique, Japon… Il est impossible de résumer sa carrière, ses influences et l’ampleur de son enseignement, mais ce qui est certain c’est que nous venons de perdre un musicien phénoménal, l’un des plus grands Maître Guembri. 

Le "Touché" de Mahmoud

Le 02 au soir, j’écoute Mahmoud, je revois des concerts de lui. J’ai besoin de l’entendre, d’écouter les cordes frottées et j’ai plus que conscience de la perte pour la culture gnaouie, pour les souiris, pour la musique. Mais je ne peux pas m’empêcher, en l’écoutant de ressentir du plaisir. Car d’aucuns ont parlé de son charisme, de son caractère, de son sourire, son aura.  Tout cela est vrai mais ils en oublient une chose ; le touché, le frotté de Mahmoud sur les cordes, son énergie, sa dextérité de contrebassiste, sa façon de faire vibrer un son grave au point qu’il vous arrache quelque chose au fond des tripes, c’est ça Mahmoud Guinéa et ça, ça le restera toujours. Il rentre au Panthéon des Grands musiciens, ceux qui ont une telle empreinte que plus jamais ce genre d’effet, de sonorité, ne pourra être entendu sans que l’on dise "il a le touché de Mahmoud."  En cela Mahmoud Guinéa ne pose certainement pas son guembri, il ne l’a jamais posé ; en cela Mahmoud nous sera éternel. Ecoutez un son de Mahmoud et vous verrez, impossible de pleurer, c’est trop beau, trop puissant, vous sourirez… Et probablement Mahmoud, le bon vivant aurait souhaité que l’on sourie. 
Et alors que j’essaie d’écrire ces lignes et suis bien consciente de l’aspect dérisoire de ces mots, je me surprends à me dire qu’à bien y réfléchir Mahmoud s’en est peut-être pas allé un jour sans vent pour rien, un jour si différent pour les souiris que c’est un jour dont tout le monde se souviendrait ! Puis je me dis qu’au cœur de la première édition du Festival Joudour, de musique et de transe soufie, on dirait bien que Mahmoud nous fait là un clin d’œil et compte bien rester la star, notre star inconditionnelle du festival d’Essaouira, celui par qui notre ville est devenue ville des mélomanes, ville des sons, soufflés, frottés. À notre Mahmoud, bien aimé.

Texte Nathalie Perton
Photo Alice Joundi 

Nathalie PERTON
Editor Made in Essaouira
4 août 2015