La mémoire du Hay Mohammadi : Ana L'Hay.

Patrimoine
Zara Kadiri
Editor Made in Casablanca
2 juillet 2012

Au Maroc le mot "hay" veut littéralement dire quartier. A Casablanca, de nombreux hay ont une solide réputation. Mais aucun n'égale celle du Hay Mohammadi en terme d'histoire, d'influence culturelle ou même de charge émotionnelle... Chadwane Bensalmia et Yasmine Hadhoumi nous offre "Ana L'Hay", véritable mémoire du quartier. Rencontre.

Made in Casablanca : Quand on dit le Hay à Casablanca, on comprend qu’il s’agit du Hay Mohammadi. Quelles sont les particularités du Hay par rapport aux autres ?

Yasmine Hadhoumi : La particularité du Hay est qu’il est l’un des berceaux de l’Histoire de Casablanca et du Maroc. Surtout du Maroc. Il a été traversé par des événements, blessé par l'Histoire et a été oublié. L’ Hay est orphelin.

Chadwane Bensalmia : L'hay résumerait à lui seul l'évolution du Maroc durant le XXème siècle. Son histoire autant économique que politique, sociale, ou culturelle le différencie non seulement des autres quartiers de Casablanca, mais de tout le pays.

C'est d'abord le premier fief de l'industrialisation et le berceau de la toute première classe ouvrière au Maroc. Ensuite, cette classe ouvrière née de l'exode en provenance de tout le Maroc, devenait à son échelle une représentation identitaire et culturelle de l'ensemble de ces tribus et régions. Plus tard, ce même Hay Mohammedi sera le terrain de soulèvement de la résistance anti-colonisation à Casablanca, laquelle a abouti à l'indépendance du Maroc. C'est d'ailleurs au lendemain du retour d'exil du roi Mohammed V et sa visite - de gratitude et reconnaissance à ses résistants- que le quartier a changé son ancien nom "carrières centrales" ou "kariane central" pour devenir Hay Mohammedi. L'hay a enfanté le Club de Foot "TAS", l'un des meilleurs de son temps. Le ring de son club de boxe a formé les premiers champions olympiques du pays.

Dans les années 70, l'Hay donnera naissance au mouvement de résistance culturelle incarné par Nass El Ghiwane. Début 80, la classe ouvrière reprend sa place historique avec les soulèvements de juin 1981. Le cumul lui vaut "la malédiction" des années de plomb. L'hay devient alors l'adresse de l'un des principaux centres de détention arbitraire et de torture au Maroc, en l'occurrence le Commissariat de Derb Moulay Chrif. A partir de là, le quartier est noyé dans la misère, la répression et l'oubli.

Au milieu des années 90, c'est encore une fois la résistance culturelle et identitaire de ses enfants -de la troisième génération cette fois- qui lui redonnera goût à la vie.

Et aujourd'hui, ce même Hay essaie de ranimer le meilleur de son passé et d'en enterrer le pire.

N'est ce pas là le même parcours historique fait par le pays dans son ensemble ?

Made in Casablanca : D’où vous est venue l’idée de faire un documentaire sur le Hay ? 

Yasmine Hadhoumi : Je n y aurais jamais pensé toute seule et Chadwane vous racontera mieux que moi le système des organismes derrière le projet. Mais pour faire court, c’est à partir d un programme de réhabilitation du Hay. Ca comprenait plusieurs actions, entre autre avec Casamémoire. Nous, on a eu envie de rendre sa mémoire au quartier. Les archives étant rares, nous nous sommes intéressées à la mémoire orale, avec ses déviations et ses erreurs.

Chadwane Bensalmia : Pour rester fidèles à l'histoire, l'idée d'un documentaire sur Hay Mohammedi est venue de l'association Casamemoire qui voulait  proposer des projets à inscrire dans le cadre du programme de réparation communautaire en faveur des régions touchées par les violations des droits de l'homme.

Nous avions été présentées par Fatna El Bouih, avec laquelle nous avions collaboré sous sa casquette de militante associative à travers l'association Relais-Prison-Société pour la réinsertion des anciens détenus. Yasmine et moi cherchions alors à réaliser un documentaire dans le centre pénitentiaire de Oukacha à Aïn Sbaâ.

En discutant avec Abderrahim Kassou et Aadel Essaadani de Casamémoire, nous avons tout de suite décidé de foncer. La perspective était trop tentante. C'était non seulement un challenge historique mais de faisabilité aussi.

Raconter l'histoire transversale (politique, culturelle, sociale, économique, etc) d'un quartier sur un siècle, en un film. Mieux encore, il était question d'une histoire des plus tabous, brûlantes du pays, à la croisée de toutes ses misères mais aussi de toutes ses gloires passées et ses ambitions "d'Etat moderne".

Au-delà, nous devions réaliser tout cela sans grande trace d'archives. C'était là une magnifique occasion de faire un plaidoyer pour le rôle et l'importance de la "tradition orale" dans la préservation de la mémoire à une époque ou l'archive est "prônée" comme indispensable à tout travail sur l'Histoire. Car si on peut biaiser l'histoire collective, on ne peut sans doute pas changer la mémoire individuelle.

Et puis bien sûr chacune de nous deux avait ses "faiblesses personnelles" pour le sujet. Pour ma part, c'était d'abord les émeutes de 81 où je m'étais perdue enfant. J'ai toujours gardé en mémoire le détail de cette journée. Souvenir qui a ailleurs été pour beaucoup dans mes choix de vie et mon envie de compréhension de l'Histoire du pays.

Adulte, journaliste à Telquel, j'avais tenté de traiter la question, au lendemain de l'assemblée constitutive de l'association des victimes et familles des victimes des évènements du 20 juin 1981. Mais j'ai vite réalisé -que c'était impossible de reconstituer l'histoire à ce stade. Alors quand la perspective s'est offerte, il n'y avait pas d'hésitation à avoir.

Made in Casablanca : Quelles rencontres vous ont le plus marqué ?

Yasmine Hadhoumi : Je connaissais déjà Fatna El Boui qui, à mon sens, est l’une des femmes les plus belles du monde. Je connaissais aussi Barry, l’espoir du Hay, le souffle du Hay. J'ai été frappée par la gentillesse et l’innocence de Achik, ancien champion de boxe qui entraine gracieusement les enfants du Hay. Et puis il y a Sakib le conteur, il a été l’eau, celui qui lie les histoires. Et Said Masrour pour son humilité, son sens de la relativité et son humour.

Chadwane Bensalmia : Humainement, sans doutes toutes. Chacune nous dévoilait un visage du Maroc, qu'on connait, qu'on croit connaître ou qu'on ne connait pas. Mais surtout ils ont beau être différents, ils ont tous foi en ce qu'ils sont. 

Des personnes comme Fatna El Bouih ou Sakib sont de véritables héros de l'Histoire, militants admirables, toujours en vie, et toujours "au front" chacun à sa manière. On connaissait bien leur parcours respectifs. Nous les avions d'ailleurs choisis comme personnages indispensables dans notre projet alors au stade d'écriture. Barry a également fait partie des ces incontournables. C'est un artiste qui n'a d'égal dans son authenticité et son talent que ses "aînés" Ghiwanes.

Saïd Mesrour est le symbole vivant de l'immense injustice sociale et historique du Maroc des années de plomb mais aussi de l'obstination de la vérité. Et puis Achik, double champion olympique, aujourd'hui, chauffeur, mais toujours sur le ring, entrainant, bénévolement, sans moyens et avec le coeur une nouvelle génération de boxeurs.

Hamid Zoughi sans lequel on n'aurait probablement jamais vu les Boujmie, Batma et autres ghiwanes sur les planches.

En fait, chacune de nos rencontres était une leçon.

Made in Casablanca : Avez-vous d’autres projets qui auraient pour thème la ville de Casablanca ?

Yasmine Hadhoumi : Des projets ayant pour thème la ville de Casablanca, on en a tous au moins cinquante en tête… Disons que dans l’immédiat ça se passe plus dans le sud pour moi.

Chadwane Bensalmia : Sur papier, certainement.

Made in Casablanca : Vous avez grandi à Casablanca. Pour vous, qu’est ce qui fait de cette ville que l’on éprouve à son égard des sentiments aussi forts et aussi mitigés (haine/amour, attirance/répulsion) ?

Yasmine Hadhoumi : On a grandi à Casa et Casa a grandi en nous. Moins sale, plus bruyante, moins chiante, plus méchante, plus d’arts, plus de mendiants, moins de bidonvilles, moins d’arbres, plus de palmiers, moins de parcs, plus de fast-food, plus de places pour les voitures, moins d'espace pour nos familles…

Chadwane Bensalmia : Sans doute parce qu'elle représente et/ou couve à la fois le meilleur et le pire du Maroc.

Merci à Chadwane Bensalmia et Yasmine Hadhoumi d'avoir répondu à nos questions. Pour assister à la projection du film, ne manquez pas l'avant-première qui aura lieu le 3 juillet 2012 au Cinéma ABC.

Texte Zara Kadiri

Photo DR

 

 

 

 

 

Zara Kadiri
Editor Made in Casablanca
2 juillet 2012